Ciné Système : Natasza, pour ceux de nos lecteurs qui ne te connaissent pas encore, peux-tu nous préciser ton parcours jusqu’ici dans le cinéma ?
Natasza Chroscicki : J’ai commencé grâce à mon père, Henryk Chroscicki. Au départ j’ai fait des études d’archi, parce que comme tout le monde je ne voulais surtout pas faire le même métier que mon père, je voulais voler de mes propres ailes, mais très vite je me suis retrouvée à travailler dans la déco de cinéma et de théâtre. Puis mon père a eu besoin d’un renfort pour son antenne française, Technovision France, qu’il avait un peu de mal à gérer depuis les deux sociétés qu’il avait à Rome et à Londres. Je suis partie pour filer un coup de main le temps qu’on trouve un nouveau directeur, et je me suis finalement retrouvée à diriger la société moi-même, sans aucune expérience de management. J’avais grandi dans les ateliers caméra – je fabriquais les meubles de Barbie avec de la mousse des caisses caméra… – mais je ne connaissais pas précisément les machines, ce n’était pas mon métier. J’ai appris sur le tas, avec l’aide d’une petite équipe présente à l’époque à Technovision France, des techniciens très pédagogues, dont entre autres Frédéric Lombardo qui est toujours dans le milieu, et qui aimait bien expliquer les choses. Petit à petit j’ai appris et je me suis occupée de Technovision France pendant dix ans. Au bout de dix ans j’ai vendu à Panavision. Technovision se portait très bien mais le numérique et toutes ses incertitudes arrivaient et je ne pensais pas pouvoir financer la bascule au numérique toute seule. Or, malheureusement, quand on est une boîte indépendante les banques ne vous aident pas beaucoup. Je le savais, donc j’ai commencé à chercher des partenariats et, comme celui que je privilégiais avec Arri n’a pas pu se faire, c’est Panavision qui a racheté. Je préférais vendre la société tant qu’elle était en pleine croissance plutôt que quelques années plus tard, où je risquais d’être en difficulté à cause d’investissements très risqués. On l’a vu avec d’autres loueurs de cinéma, qui n’ont pas pu tenir le coup, après beaucoup d’investissement risqués : c’était quitte ou double. J’ai géré Techno encore deux ans sous l’égide de Panavision, puis les sociétés ont fusionné et j’ai choisi de partir pour un an le temps de tourner la page. Je suis revenue en 2007 en tant que directrice des relations extérieures mais au bout de deux ans et demi je suis repartie définitivement, parce qu’en désaccord avec les stratégies adoptées par la direction de l’époque. Dans ces cas-là, il vaut toujours mieux partir… Mon chemin et celui d’Arri se sont recroisés, c’était peut-être un signe du destin : on avait travaillé longtemps ensemble, Arri était le fournisseur principal de Technovision, et c’était du matériel qu’on aimait beaucoup.
- une Arri 3 sur tête à manivelles Techno
CS : Et que là, pour le coup, tu connaissais vraiment bien.
NC : Oui ! Sauf que je ne fais pas de la technique pour la technique, ce qui m’intéresse c’est ce qu’on peut en faire, et à quoi ça peut servir pour les réalisateurs, c’a toujours été mon approche. Arri n’avait pas de représentant en France pour la vente et la promotion de ses produits depuis que TechniCinePhot avait arrêté, donc on a pris le relais, d’une manière différente puisqu’on n’est pas une structure de revente. ImageWorks est une structure de conseil et de marketing : on fait le lien entre les clients et Arri Munich pour les ventes, on s’occupe de la promotion, et on relaie aussi le feed-back des utilisateurs de terrain.
CS : ImageWorks est une sorte d’agent ?
NC : Non, on est représentant, mais totalement indépendant. On a un contrat à l’année avec Arri, en tant que consultant. On peut travailler pour d’autres fabricants, du moment qu’il n’y a pas concurrence. On travaille pour Codex Digital aussi. Mais on est déjà bien occupées avec ces deux là, on n’est que toutes les deux, plus une associée qui s’occupe de l’administration.
CS : Depuis peu on est passé d’un mode de prise de vues purement vidéographique avec des outils broadcast pratiquement détournés de leur destination première pour faire des films, à des outils qui reprennent des caractéristiques de la prise de vues de cinéma, les « grands » capteurs et les montures d’objectifs cinéma.
NC : En effet, peut-être parce que les fabricants historiques de l’argentique se sont mis à travailler le numérique, y compris Aaton… Ils y apportent le savoir-faire et l’expérience que les fabricants broadcast n’ont pas parce que ce n’était pas leur monde. J’ai vendu Techno, à l’époque de l’arrivée de la Sony F900 et des caméras à capteur de taille 2/3", ce qui signifiait qu’il fallait racheter tout le parc d’objectifs et d’accessoires pour aller avec, optiques qui coûtaient plus cher que les optiques 35 ! Aujourd’hui, les tournages de cinéma en 2/3" s’amenuisent : les investissements énormes de l’époque sont aujourd’hui sur les étagères. Par contre, les optiques 35 sont toujours là…
CS : Il n’y en même pas assez…
NC : Parce qu’il a fallu investir dans le 2/3", qui était très couteux !
CS : En 16 et en 35 Techno était très pourvu, et il aurait fallu que tu achètes l’équivalent !
NC : Sans savoir si cette technologie allait perdurer, parce qu’on ne savait pas trop si les gens choisiraient Sony ou Panasonic… Et puis à l’intérieur de ces marques-là il y avait plusieurs modèles… Finalement les gens choisissent un peu de tout, ce qui est très bien.
ALEXA
CS : On connaît le niveau d’efficacité qu’atteignent les caméras argentiques d’Arri. Quand ils ont pris le virage du numérique, on a très vite essayé la D20 : on voyait bien son potentiel mais on restait sur notre faim…
NC : C’est une caméra que je considère comme un prototype, une caméra d’apprentissage pour Arri, qui faisait de très belles images mais qui restait lourde et peu maniable.
CS : Est-ce que les techniciens de chez Arri qui prennent part à l’élaboration des caméras argentiques travaillent aussi sur les caméras numériques ?
NC : Certains ! Ce ne sont pas les mêmes technologies, forcément, mais beaucoup sont toujours là, mélangés avec des nouveaux. Par exemple, la visée optique ne change pas.
CS : On a suivi ensuite l’arrivée de la D21, et puis celle de l’Alexa, qui a été un virage : les évolutions sur la sensibilité, l’ergonomie, faisaient vraiment sens, c’est une vraie caméra de cinéma. Est-ce que tu peux nous parler des spécificités de l’Alexa ?
NC : Ses avantages principaux sont effectivement sa sensibilité de 800 ISO et sa dynamique [1]. Arri ne cesse de répéter qu’ils ne font pas « la chasse aux pixels » : on a sacrifié des « K », c’est-à-dire de la définition, sur lesquels d’autres fabricants communiquent très fort. Comme on ne peut pas tout avoir, Arri a préféré privilégier la dynamique, ce qui donne, entre autres facteurs, cette image dotée d’un rendu proche du film. La majorité des opérateurs qui choisissent l’Alexa le font parce qu’ils « s’y retrouvent ». Un bon opérateur peut faire de belles images avec n’importe quelle caméra, mais d’après ce que je commence à voir, il est plus facile avec l’Alexa de faire des images qu’on aime et qu’on a l’habitude de voir. Elle est assez légère comparée à d’autres caméras argentiques comme l’Arricam Lite. Elle est apparemment assez ergonomique pour l’épaule, c’est une exigence ergonomique qu’Arri connaît très bien. Ce n’est pas le cas de toutes les caméras numériques du marché…
L’autre aspect, qui est l’aboutissement de la D21, c’est l’enregistrement. Arri a compris que l’enregistrement était aussi leur problème, c’est-à-dire qu’il leur fallait proposer une solution viable et simple, sur cartes. Le pari est réussi, puisque les utilisateurs ont bien accueilli le codec du ProRes [2], qui simplifie la vie en postprod. L’ouverture est une philosophie très importante chez Arri : on n’est pas dans un monde « propriétaire ». Si demain un fabricant propose de meilleures cartes, l’Alexa est équipée d’un cache qui s’enlève et qui se remplace par le port qui accueillera cet autre type de carte. On fait tout ce qui est possible pour que la caméra ne reste pas dans un système trop fermé. C’est modulaire et c’est ouvert. Nous on ne peut pas tout faire : ce qu’on peut maîtriser, on le fait, et on laisse l’ouverture à d’autres fabricants qui sont meilleurs, comme à Sony pour les cartes.
La richesse de l’Alexa réside justement aussi dans les différents types d’enregistrement possibles : si on veut faire du « haut de gamme » on prend un enregistreur Codex ou autre pour capter en raw, parce que ça donne plus de définition et ça permet de mieux travailler avec les effets spéciaux, par exemple. Mais on peut enregistrer sur ce qu’on veut, certains enregistrent sur Nanoflash, pourquoi pas, sur S-TWO. Changer le mode d’enregistrement équivaut en quelque sorte à passer du 16mm au 35mm, sans changer la caméra. On a eu tellement de modèles de caméras différents sur le marché que ça simplifie tout pour le loueur, une caméra qui s’adapte à tout.
Elle n’est pourvue pour l’instant que d’une visée électronique mais, à la différence des autres caméras elle propose une réserve autour du cadre, héritée de la tradition argentique et qui paraissait une évidence à ses concepteurs. Il y aura une visée optique à la fin de l’année.
- La réserve autour du cadre héritée de la réserve du dépoli en 35mm.
CS : La D21 avait une visée optique, pourquoi ce retour en arrière ?
NC : Au début du projet Alexa, il était prévu de faire plusieurs modèles : le modèle visée électronique et capteur 16/9, et le modèle capteur 4/3 à visée optique, un peu plus « haut de gamme cinéma ». Ils se sont posé la question de savoir avec quoi démarrer, puis Franz Kraus, le DG, a pris la décision de démarrer avec « l’entrée de gamme » pour plusieurs raisons, la principale étant que Arri ne vendait plus grand-chose et qu’il fallait un peu remonter la boîte. C’était un peu le coup de la dernière chance. Démarrer avec la caméra haut de gamme était beaucoup plus risqué parce qu’ils en vendraient moins, alors qu’ils vendraient plus de caméras entrée de gamme, pour avoir les moyens de faire le haut de gamme. C’est-à-dire qu’Alexa a sauvé Arri, bien au-delà de leurs espérances. Cette stratégie permet aujourd’hui de travailler aisément sur les déclinaisons de la caméra, l’Alexa Studio avec capteur 4/3 et visée optique, et l’Alexa M
dont le capteur est déporté, compacte et légère pour les applications 3D par exemple, un peu dans l’esprit de la SI-2K.
CS : Donc il y a une déclinaison possible de choix d’enregistrements pour l’Alexa, et il y a les déclinaisons de la caméra elle-même. Est-ce qu’Arri visait un secteur précis, le cinéma, la télévision ?
NC : Depuis le début, elle a été adoptée aussi bien par la fiction que par le long métrage ou la pub, les trois principaux marchés. Pour le moment elle reste sur les marchés qui ont plus de moyens – quoique ces moyens se réduisent partout – mais quand il y en aura assez les loueurs pourront peut-être les destiner aussi aux clips ou aux documentaires.
Quand l’Alexa Studio sera sortie, elle s’adressera à des longs métrages un peu mieux dotés qui feraient du vrai scope par exemple.
CS : Du vrai scope, qui ne serait donc pas obtenu en utilisant le procédé MScope que Arri propose depuis la D21 ?
NC : Le capteur 4/3 et la visée optique de l’Alexa Studio permettront de faire du scope anamorphique avec toutes les séries anamorphiques [3] du 35mm. Elle coûtera un peu plus cher qu’une Alexa, mais elle restera en-dessous de la barre des 100 000 €, donc on reste dans des prix raisonnables aujourd’hui, même si on sait très bien que le coût de la caméra n’a qu’un impact limité dans un package où la caméra coûte le même prix qu’un zoom…
Il y aura le surcoût éventuel des optiques anamorphiques, même si général on prend moins d’optiques en anamorphique qu’en sphérique. Le surcoût du scope n’est donc pas énorme, et les choix ne seront pas seulement liés à des facteurs économiques. Ce seront plus des choix artistiques.
Sinon, il y a un film français qui vient de se tourner en scope 1,3 avec le capteur 16/9. Thierry Arbogast, le directeur photo, a choisi ce format en attendant l’Alexa Studio et trouve ça très beau !
CS : Il y a aussi une inflation sur la sensibilité dans les nouvelles caméras, comme les « K »… Qu’en est-il pour l’Alexa ? Pourquoi pas 19K et pourquoi pas 3000 ISO ?
NC : Tout le monde est très à l’aise avec les 800 ISO de l’Alexa. Il n’y a pas une demande pour plus de sensibilité à ma connaissance.
CS : Quelles sont les demandes prioritaires alors ?
NC : C’était la visée optique reflex [4], la tête caméra déportée, les 120 images/seconde prévues d’ici quelques mois, la gestion des métadonnées.
CS : Ce dialogue entre le terrain et la conception n’est pas général chez les fabricants…
NC : Par exemple, parmi les gens qui s’occupent du workflow chez Arri, il y en a qui travaillent au labo Arri la moitié du temps, et dans les départements R&D l’autre moitié, ça leur permet de garder un contact avec le terrain.
On trouvera ici les dernières mises à jour logicielles de l’Alexa, mises au point après discussions avec les utilisateurs de terrain.
Une révolution chez ARRI
CS : Quels sont les rapports entre Arri et les directeurs de la photo ?
NC : Ça dépend des pays. C’est vrai que si Arri m’a contactée, c’est aussi parce que j’ai un lien direct avec les chefs opérateurs et les assistants caméra, dont je peux avoir les commentaires directs que je fais remonter à Arri avec ceux des loueurs. Le contact direct est très important. Ils l’ont plus ou moins selon les pays, il y en a certains où c’est directement par leur activité de location qu’ils l’entretiennent, même si en interne celle-ci est séparée de l’activité de fabrication et de vente. Ce serait dommage de ne pas exploiter les informations que ce réseau peut leur apporter. J’essaye aussi d’entretenir les rapports que j’ai pu nouer, en tant que loueuse, avec les productions et les directeurs de production, dont l’avis est important aussi. Quand l’Alexa est arrivée sur le marché, j’étais toute seule à Paris, sans technicien ni caméra de secours, et je me suis dit : « Bon, tout Paris a mon portable, tous les directeurs de production et les assistants ont mon numéro, si les caméras ont des soucis mon téléphone va sonner ! » Et j’ai passé un été tranquille ! C’était très bon signe. Ça veut aussi dire que les loueurs font bien leur métier, qu’ils prennent en charge les problèmes techniques et qu’ils ont les bons contacts au service technique d’Arri. Cela dit, j’apprécie quand un opérateur ou un directeur de prod m’appelle, que ce soit pour me dire que la caméra a un problème ou qu’elle est super, ça permet d’avoir un retour de terrain direct.
CS : Est-ce que la philosophie de « l’ouverture » technologique que tu décris est venue au fur et à mesure du développement du numérique chez Arri, ou est-ce qu’elle était déjà là avant ?
NC : Il y a eu un gros changement chez Arri il y a deux ans et demi : ça faisait plusieurs années que les présidents se succédaient… Beaucoup savent que c’est une boîte compliquée à gérer parce qu’elle appartient à deux familles qui sont en désaccord depuis très longtemps, au point qu’on est étonné qu’elle soit encore là.
Ces familles se sont mises un peu en retrait et ils ont enfin trouvé un Président qui arrive vraiment à gérer la boîte et a réussi à lui faire prendre un virage radical, ce qui était dangereux et, peut être, douloureux pour une boîte qui existe depuis si longtemps. Ça n’a peut-être pas plu à tout le monde en interne, mais c’était une question de survie. D’autres sociétés n’ont pas réussi ce pari et vont peut-être disparaître. Même si c’est difficile, ça me fait plaisir de voir cette ouverture. Le changement de direction a complètement infléchi la recherche et le fonctionnement. Il y a eu une grosse révolution chez Arri, c’est clair, d’autant plus que la position dominante sur le marché leur donnait une certaine arrogance qui a enfin disparu. Il y a une nouvelle ouverture d’esprit.
PRATIQUE ET FORMATION
CS : Les réalisateurs ont maintenant l’habitude, voire le besoin, de voir leurs images sur le plateau – ça peut même constituer une des principales raisons de tourner en numérique. Jusqu’ici on dit en général que l’image sur le plateau n’est certainement pas l’image finale, on passe par des LUT [5], on prévient soigneusement le réalisateur et le producteur qu’il ne faut pas se fier au rendu du moniteur, mais ils le font quand même. Comment est-ce que Arri traite ce problème ?
NC : C’est tout un débat, l’histoire des LUT. Aujourd’hui, quand on tourne avec l’Alexa en LogC [6] par exemple, on a une image qui n’est pas regardable sur le plateau. C’est curieux, parce qu’au début du numérique on disait « les réalisateurs pourront enfin voir ce qu’ils sont en train de tourner ! », mais ce n’est jamais exactement le cas sur le plateau et quand bien même tout le monde, et surtout l’opérateur, les prévient que l’image du moniteur ne doit pas faire référence, le décalage avec l’image finale pose souvent des problèmes. Soit on accepte qu’en numérique on ne peut pas exiger de voir l’image finale parce qu’on est sur un moniteur qui ne fait que quelques pouces, et qu’à la fin, après tout un processus technique, on sera dans une salle de cinéma sur grand écran, soit on a des moyens très importants et on se donne le temps de faire un vrai travail sur la durée avec le labo, d’avoir un étalonneur quasiment en permanence à disposition, etc, ce qui n’est pas donné. Parfois je me dis qu’il faudrait leur mettre l’image en noir et blanc ! Si on n’est pas capable de leur fournir une image qui est vraiment très approchante, ils sont déçus après.
CS : C’est encore un argument de défense du numérique dans la bouche de certains opérateurs. C’est important qu’on en parle et de l’expliquer aux jeunes réalisateurs qui parfois tournent avec des images complètement approximatives en croyant que ce sera leur image définitive. Au début de la HD c’était « vous n’êtes pas comme en film, vous voyez tout, tout de suite. »
NC : C’est faux, ça fait dix ans que c’est faux. Je n’ai jamais entendu ARRI vendre sa caméra numérique en disant « au moins sur le plateau vous voyez ce que vous faites ». Ce n’est pas du tout l’argument de vente, parce qu’ils viennent d’un monde où on ne voyait pas du tout l’image sur le plateau ! Mais il y a un groupe chez Arri, nommé le « groupe workflow », qui est l’interlocuteur des labos et des loueurs au sujet de tout ça, pour mettre en place des solutions. Ainsi Arri peut fournir des LUT, de quoi avoir une image plus regardable que celle du Log C. Bientôt on pourra insérer des LUT (les ARRI Look File) dans la caméra, ça évolue constamment évidemment.
Ceci dit j’ai déjà entendu un opérateur dire « Je ne veux pas de LUT, comme ça c’est réglé, moi je sais ce que je fais ». Comme les opérateurs qui disaient dans le temps « Maintenant on enlève le retour vidéo parce que sinon tout le monde donne son avis ».
CS : Que penses-tu de la position du producteur face aux évolutions très rapides de la technique aujourd’hui ?
NC : Les producteurs ne peuvent pas tout savoir et tout faire. Il faut surtout qu’ils se fient à l’avis du directeur de la photo, qu’ils saisissent le principe des différents workflows et sachent s’entourer de personnes de confiance, comme un directeur de postproduction par exemple, ce qui n’est encore pas toujours le cas et c’est un problème. Ils marchent encore trop sur le buzz, « on dit que », « un tel au Danemark a fait ça, donc on va le faire aussi », sans se poser la question du contexte, le pourquoi et le comment. Un nouveau fabricant a adopté ces dernières années un mode de communication que notre métier ne pratiquait pas du tout avant. On l’a vu chez les loueurs, ça a complètement changé la manière dont on communiquait sur les outils techniques. Avant, c’était le domaine du chef opérateur et de l’équipe technique, à qui il revenait d’informer le producteur sur les outils les plus adaptés au film. En l’espace d’un an, ça a complètement changé, parce que des producteurs ont cru qu’une caméra pouvait vraiment changer les choses, les libérer de contraintes économiques par exemple ! Rien de plus faux, parce qu’il est évident que le budget caméra n’a qu’une toute petite influence sur le budget global d’un film. Cependant c’est étonnant comme la caméra a focalisé l’attention sur elle, après tout c’est un symbole fort ! Dans tous les domaines qui sont passés au numérique dans le cinéma, le son d’abord puis le montage et l’étalonnage, est-ce qu’on a fait des économies ? Je ne pense pas. On met peut-être moins d’argent dans les films, mais c’est un autre débat.
CS : On a décalé les dépenses. On l’a vécu à l’époque du DV, tout le monde s’est dit « ça y est, c’en est fini du film… » Après avec les Cinealta de Sony, c’en était encore une fois fini du 35mm…
NC : Je n’ai jamais compris pourquoi il y avait cette communication destructrice. On peut dire « super, voilà un nouvel outil génial, un de plus », mais beaucoup de tous ces militants du numérique militaient contre l’argentique, et je n’ai jamais compris pourquoi.
- N. Chroscicki et une Arri 3
On peut très bien militer pour ce en quoi on croit et qu’on aime, on est tous contents qu’il y ait un nouvel outil. Mais pourquoi l’argument principal serait-il de dire que l’autre outil est mort ?
CS : Peut-être que ceux qui n’avaient pas envie de se tourner vers le numérique n’avaient pas d’autre choix d’affirmer qu’ils étaient contre.
NC : Bien sûr, la nouveauté fait toujours peur. Mais si en plus les porte-parole du numérique méprisent l’argentique, ça pose un problème !
CS : Il y a eu un problème de culture. Au début, dans le sillage de certains opérateurs pionniers en France, on s’est intéressé très tôt à la HD parce que ça nous intriguait, et qu’on voulait maîtriser. Mais quand les gens s’exclamaient « Mais est-ce qu’on va pouvoir obtenir une image de 35mm !? », on disait « Si tu veux avoir du 35, tu fais du 35. Ça existe, c’est là, et c’est d’une facilité déconcertante. Mais si tu veux monter la barre avec l’outil vidéo, il va quand même falloir que tu t’y intéresses ». L’outil ne fait pas le travail.
Tu serais d’accord, en tant que représentante de ce matériel et qui a un retour des tournages, pour dire aux réalisateurs de se former ? Ce n’est pas compliqué, mais faites-le. Au lieu d’attendre l’outil universel, qui n’a d’ailleurs jamais existé dans le cinéma.
NC : Bien sûr. Mais comme tu dis, je crois que les réalisateurs ne se sont pas fait des idées tout seuls, on les leur a aussi glissé à l’oreille, « tu verras ce que tu fais sur le plateau… » Je pense que c’est très dangereux de penser ça. Il faut faire surtout confiance à son directeur de la photographie, c’est son métier ! Il y a des opérateurs qui travaillent de manière très traditionnelle avec l’Alexa, avec la cellule, et ça fonctionne.
CS : C’est une démarche consciente chez Arri de leur offrir les mêmes repères, le même langage, la dynamique…
NC : Je ne sais pas si elle est consciente. C’est naturel pour eux d’avoir conçu cette caméra-là, qui est dans la continuité de ce qu’ils ont toujours fait, avec la même mentalité.
CS : Est-ce que Arri va continuer à mener en parallèle les filières 35 et numérique ?
NC : La filière 35 existe toujours, le problème c’est qu’aujourd’hui, vue la bascule au numérique, il y a assez de caméras 35 sur le marché. Ils n’en fabriquent plus que très peu : si on en a vendu cette année, c’est par petits nombres, en Iran ou en Inde, mais ça ne va pas durer, la demande diminue.
CS : Dans un futur plus ou moins proche, Arri ne sera plus que sur le numérique.
NC : Oui, sauf si le cinéma décide de rebasculer vers l’argentique !